À Paris, ils n’étaient pas seuls. Depuis un an, Elias, le frère aîné de ma mère, vivait dans une chambre de bonne située dans le cinquième arrondissement, près de la Sorbonne, l’antre révolue des tiers-mondistes du monde entier.
J’ai retrouvé quelques photos d’Elias qui pose en chemise bariolée, pattes d’eph et Ray-Ban sur le nez, assis dans un café, ou affalé sur les marches de l’église Saint-Étienne-du-Mont près du Panthéon, presque au même niveau où Gil, le personnage principal du film Midnight in Paris de Woody Allen, attend la calèche qui lui fait remonter le temps et le transporte dans le Paris de Dalí et Hemingway. Quand je passe dans ce coin, j’ai toujours l’espoir qu’un conducteur m’alpague et me fasse revivre le Paris de mes parents.
Je me demande qui a photographié Elias sur ces photos. Peut-être une amante, car ce n’était pas ma mère. Elle n’était pas encore en France en 1974. J’ai retrouvé un court mot qu’elle lui avait écrit le jour de son départ du Liban, après l’avoir accompagné à l’aéroport de Beyrouth.
« Cher Elias,
J’attends ton coup de téléphone impatiemment. Tout le monde va bien ici. Rien n’a changé… que ton absence mais crois-moi nous sommes contents et tranquilles.
Je veux te raconter ce qui s’est passé après que tu nous as quittés. Tu nous as dit au revoir et tu as marché, tu sais je n’étais pas du tout tranquille et à vrai dire, j’avais peur et mon cœur battait. J’étais à côté de Kaïssar et Habib. Nous te regardions, j’étais sur les nerfs, je veux dire au bout de mes nerfs. Nous sommes sortis sur la partie extérieure de l’aérodrome. Toi, tu as tardé pour monter dans l’avion. Alors ces minutes étaient terribles pour moi surtout que Kaïssar et Habib se moquaient de moi. Puis, enfin, on t’a vu, on a vu ta main bouger jusqu’à la fin. Alors je voulais bien que l’avion démarre… Puis, enfin, l’avion a bougé. Papa a un peu pleuré.
Lorsque l’avion se leva dans l’air, je suis devenue tranquille et très contente parce que tu t’es sauvé, que tu as fini de toutes ces petites histoires au Liban.
Avant de quitter l’aérodrome, nous avons appelé maman. À son tour, elle était très contente.
J’espère que tu es bien installé à Paris, je veux que tu me racontes tout ce qui se passe avec toi.
Je t’aime.
Ta sœur »
Quelques semaines plus tard, dans une enveloppe où elle lui avait glissé de l’argent pour qu’il s’achète des jeans et des « chaussures de cow-boy », elle lui enverrait une liste de vinyles à acheter pour elle à Paris :
– Dalida
– Salvatore Adamo
– Enrico Macias
– Charles Aznavour
– Léo Ferré
– Niño de Murcia
– Georges Brassens
– Mireille Mathieu
Elias, qui revendiquait haut et fort être propalestinien, avait fui le Liban. Il avait été rejeté par la direction de son université tenue par les Phalanges libanaises, un parti chrétien créé dans les années trente et inspiré notamment par les partis fascistes européens. Son fondateur, Pierre Gemayel, décrivait son mouvement ainsi dans une interview à une chaîne de télévision française : « C’est un mouvement libanais qui est fait pour défendre la cause libanaise. Nous sommes pour tout ce qui est libanais et tout ce qui, de près ou de loin, peut nuire à la cause libanaise, nous sommes contre. » À la suite de ses propos, un reportage filmait l’entraînement militaire de jeunes bras cassés – des serruriers, des plombiers et même un artiste – qui s’étaient enrôlés dans le parti. La vidéo ressemblait à un bêtisier tant les apprentis rataient leurs exercices et se retrouvaient la tête la première au sol. Ces mêmes phalangistes avaient trafiqué les résultats d’Elias le priant de faire ses bagages et de partir étudier à l’étranger.
À son arrivée à Paris, Elias s’était inscrit à six cursus en parallèle : droit, histoire, langues orientales, sciences politiques, ingénierie et lettres modernes. Je ne sais pas comment il y est parvenu mais j’ai retrouvé dans les papiers de ma mère toutes ses cartes étudiantes. Parmi elles, j’en ai découvert une autre : celle du Parti communiste français. Il passait le plus clair de son temps dans leurs locaux où il préparait la révolution, la sienne, la seule qui comptait à ses yeux : la libération de la Palestine occupée. Les militants français, femmes et hommes, l’adoraient. Charismatique, beau, il parlait le français avec un accent libanais à croquer. Il était surtout le seul à comprendre quelque chose à la géopolitique du Moyen-Orient. Très vite, il s’est mis à corriger pour le Parti les communiqués de presse qui évoquaient la situation libanaise et le conflit israélo-palestinien. Durant son temps libre, il lisait Marx, Bakounine et Lénine. Il prenait des notes de ses lectures et posait ses réflexions sur le papier : « Toutes les sociétés développées ont la même base sociale : la famille monogamique, le couple stable et ses enfants. Les pays neufs répudient la polygamie, reprenant à leur compte la loi du colonisateur… La femme revendique la liberté de disposer d’elle-même. L’éternelle mineure, dressée face à l’homme, se proclame adulte. L’homme en éprouve un désarroi qui l’oblige à remettre en question et le couple, et lui-même. Cette reconnaissance de la femme comme adulte et libre est la plus révolutionnaire des mesures. La libération sexuelle de la femme tient cependant à sa libération économique. »
Au lit, c’était un dieu. L’une de ses conquêtes me l’a raconté quarante ans après, elle se souvenait dans les détails de sa nuit d’amour avec lui. « Il était doux et il savait y faire. » Chacune de ses amantes ne rêvait que d’une seule chose, passer une deuxième puis une troisième nuit avec lui et devenir enfin sa compagne officielle. Lui n’avait pas le temps. Il aimait les femmes, il les aimait même plus que tout, il tenait d’ailleurs de longues correspondances avec chacune d’elles mais il voulait faire la révolution, et la révolution interdit les aventures amoureuses. « L’amour, c’est pour les bourgeois ! » avait-il écrit en majuscules dans l’un de ses carnets, au milieu d’autres réflexions sur « Qu’est-ce qu’être communiste ? » Il avait également élaboré une « analyse chimique de la femme » :
« Formule : Femme
Propriétés physiques : Entre en ébullition pour rien
– se refroidit à tout instant
– elle fond si elle est traitée convenablement
– elle est très amère si elle n’est pas maniée avec précaution
Propriétés chimiques : Présente une grande affinité pour l’or, l’argent, le platine et toutes sortes de pierres précieuses
– réagit violemment si elle est laissée seule
– vire au vert si elle est placée à côté d’un spécimen plus beau
Localisation : Se trouve partout où il y a des hommes
Emplois : Plus ou moins décorative
– utile autant que tonique pour chasser les humeurs noires
– actif agent de répartition des richesses
– le moyen le plus efficace pour réduire les revenus
Avertissement : Très explosive ! S’en servir avec ménagement ! »